vendredi 18 août 2017

Dans la tête des hommes...

DANS MA TÊTE

 Il y a toujours un avant et un après : c'est une vérité quasi biblique, une évidence à laquelle on n'échappe pas, un axiome à la rigidité cadavérique.

Ainsi, j'ai été l'homme d'avant la chute. Un homme de tous les jours, un homme du quotidien, un homme qui gagnait son pain à la sueur de son front : un bon chrétien en somme. Et puis j'ai chu presque sans le savoir, saisi par une soudaine absence, et je n'ai pas su choir. On peut dire que je suis tombé sur la tête.

Mes souvenirs sont imprécis quant à la chute, voire inexistants. Il y a avant la chute et il y a après la chute, mais pendant... Ce « pendant » s'inscrit dans mon esprit à la façon d'une parenthèse entre deux mondes, un intermède entre deux moi, une digression qui frappe mon imagination. J'attache une grande importance au « pendant » des choses et des actes. Par exemple il y a avant et après l'amour, mais il y surtout « pendant » l'amour, qui détermine « l'après », au même titre que « l'avant » conditionne le pendant. Sans doute suis-je un peu confus. C'est le problème depuis la chute, ma pensée a désormais la clarté opaque des aubes imaginaires. J’en conclus que le  « pendant » de ma chute a connu un déroulement médiocre. Je me console en me disant que j'aurais pu tomber plus mal encore, pourtant mon exigence est telle que j'exprime le regret de ne pas être mieux tombé ! Je suis conscient que pour cela, il aurait fallu prévoir la chute, mais dans ce cas, il est évident que j'aurais tout fait pour l'éviter et je n'en serais pas là ! A présent je suis dans cet après qui détermine mon existence future, il y a eu fracture, au propre comme au figuré, entre celui que j'étais naguère et celui que je suis devenu.

« Vous serez bientôt sur pied. »

Je ne sais plus qui m'a dit cela récemment, mais j'ai ri aux éclats. C'est idiot : j'imaginais ma tête avec des pieds, à la façon d'un œuf dans un coquetier ! Bien sûr, mon interlocuteur n'a pas saisi le sel de la plaisanterie ce d'autant que je n'ai rien expliqué au sujet de mon hilarité subite. Il a dû croire que, décidément j'avais la tête à 1'envers ! C'est parfois l'impression que je ressens : la tête à l'envers, ou qu'elle ne tourne pas rond, ou alors moins vite, ou pas dans le même sens, un truc dans le genre... C'est énervant d'être sens dessus-dessous d’avoir des idées sans pouvoir organiser sa pensée, de déclencher des rires sans l'avoir recherché, d'émouvoir sans en comprendre la raison profonde. Alors, le silence incarne une forme de remède, un palliatif à 1'expression, un pied de nez du cœur à la raison. Je m'enferme en cette  citadelle imprenable et j'attends la phrase pont-levis qui m'en fera sortir. Les silences autrefois me faisaient peur et la gêne qui s'ensuivait me précipitait dans des logorrhées sans suite. Peu de gens d'ailleurs souffrent les silences, à cause peut-être de la crainte d'une mauvaise interprétation des signes que le corps ne manque pas d'émettre. Il est vrai que nous sommes mal préparés au langage animal : il n'y a guère qu'en amour où il s'exprime librement. A présent, j'écoute mon corps et les signaux qu'il reçoit, j'attends le déclic, la bonne sensation pour répondre d'une façon ou d'une autre aux sollicitations extérieures. J'entends ce qu'on me dit sans écouter réellement, me fiant à mes autres sens, je guette l'instant favorable, l'intonation et l'odeur d'un mot, puis son assemblage avec d'autres : cette étincelle magique qui donnera la couleur idoine à la phrase et me fera quitter mon mutisme. Cela prend parfois des jours. Des jours pendant lesquels le monde s'enlise dans l'ineptie des gesticulations verbales, s’agite dans les bla-bla stériles, s'entête en des raisonnements carrés. Mon étonnement fuse : la terre est ronde, pourquoi s'acharner à vouloir tout mettre au carré ? Je souris, je regarde ailleurs ou bien je ferme les yeux, c'est selon. Il m'arrive aussi de tourner le dos ou même de bailler ouvertement. J'éprouve une certaine jouissance à laisser libre cours à mon humeur sans la contrainte du savoir-vivre.

Je me compare un peu à un chien, la bestialité en moins. Je me dis que si je voulais, j'aboierais dans la rue, dans les couloirs, dans ma vie et que sûrement je ferais peur pour quelque chose. Je m'imagine levant la patte à l'angle d'un mur, faire la fête en sautant dans tous les coins en voyant ma famille, tourner plusieurs fois sur moi-même avant de me coucher sur le tapis, ou renifler d'un air docte le derrière des gens. Je ne donne pas libre cours à ma nature cabot : il n'est pas nécessaire d’extérioriser ses fantasmes pour en éprouver du plaisir ; par ailleurs, si chacun vivait ce qui lui passe par la tête, quel foutoir ! Pour être franc : j'ai un peu la hantise de la laisse et de la muselière...

         Alors, au passage de la caravane, même s’il y a des chameaux, en dépit de la tentation, je me retiens sagement d’aboyer…


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