mercredi 27 avril 2011

Larry Goodman (suite 3)

 Un petit peu avant dix-huit heures, je rends ma copie... 

Quand Harvey Dolley vit son patron revenir, il comprit qu'il valait mieux se faire rare et silencieux. Son patron n'était plus qu'une expression de rage contenue mêlée d'incompréhension ; la douleur engendrée par son cor le rendait encore plus sombre. Larry s'enferma dans son bureau dont il claqua la porte violemment, pour n'en ressortir qu'à la nuit tombée, sans avoir pris de repas.
Une insomnie gâcha la nuit de Betty et celle de Larry, confrontés tous deux à un problème qui les dépassait. Betty sombrait peu à peu dans une sourde angoisse, Larry essayait quant à lui de raisonner de façon cartésienne. Mais comment appliquer un raisonnement cartésien à un phénomène parfaitement absurde ?
« Si ce crétin d'Harvey faisait correctement son boulot, au lieu de me rabattre n'importe quoi ! S'exclama avec colère Larry, dans la solitude âcre de son lit. » Tout en sachant que ce disant, il était injuste : les faits extraordinaires n'étaient-ils pas de son ressort ? Mais être injuste parfois, c'est tellement bon ! Il faut savoir reconnaître son droit à l'arbitraire…
Harvey cependant, dormait du sommeil du juste en dépit de l'odeur de fauve qui corrompait l'atmosphère de sa piaule. Il rêvait qu'il tirait l'adorable Betty Span d'un immeuble en flammes, puis l'instant d'après, la sauvait d'une noyade assurée dans le Danube bleu ; puis il courait dans l'herbe portant la jeune femme dans ses bras extrêmement musclés (pour la circonstance), avec à ses trousses un chien féroce qui ressemblait furieusement à Larry Goodman et qui hurlait des incohérences du style :
« Pas les chiennes, ni les chiens et encore moins les humains ! »
Le tout sur un air de valse démodé : les rêves ont de ces invraisemblances !
Larry Goodman dût se résoudre à se lever malgré le peu de sommeil engrangé. Ses vertèbres lui rappelaient leur existence de pénible façon et sa tête avait emprunté à Londres les brumes matinales d'un sinistre automne. Bref, Larry boita au rythme de son cor jusqu'à la cuisine en maugréant sur la condition humaine et entreprit de se faire un café.
Betty Span tomba de son lit en entendant la sonnerie du réveil, alors qu'elle venait seulement de trouver un semblant de sommeil. « Such is life » comme disent les gens qui ont bien dormi, notamment quand ils sont de langue anglaise et un tant soit peu moqueurs !
La malheureuse Betty se retrouva assise sur la descente de lit pendant de longues minutes dans la contemplation hagarde de ses doigts de pieds, tout en essayant de remettre ses idées en place ; ce qui provoqua chez sa consœur qui l'hébergeait, une crise d'hilarité parfaitement humiliante. Betty se leva avec circonspection et se dirigea en titubant vers la salle de bain. Elle manqua défaillir en voyant sa mine épouvantable dans le miroir. Après avoir surmonté cette épreuve, elle fut confrontée à un terrible dilemme : quelle crème fallait-il utiliser, crème de jour, crème de nuit ? Elle ne savait même pas quel astre ornait le plafond du Bon Dieu à l'heure qu'il était ; et d'ailleurs, quelle heure pouvait-il être? La jeune femme désemparée jetait tour à tour un coup d’œil sur ses lotions et ses crèmes avec un désarroi grandissant, puis elle s'adressa au miroir :
« Ma pauvre Betty, ce que tu as l'air tarte avec toutes tes crèmes Et elle fondit en larmes. »
Larry Goodman jeta un regard hostile sur la porte de Betty Span en quittant son appartement et se dirigea avec dégoût vers la sortie de l'immeuble.
Bien entendu, il pleuvait ! Biniou-sur-Orque dégoulinait de toutes ses gouttières et par tous ses caniveaux en de multiples ruissellements sonores aux-quels répondait le chuintement des pneumatiques sur la chaussée humide et le clapotis des pas des passants. Mais cette musique laissa Goodman insensible et le rendit plus grognon encore.
En arrivant au bureau, il ordonna deux comprimés d'aspirine à Harvey en plus de son café et des journaux matinaux, car son crâne abritait une tempête. Harvey arborait une mine éclatante et le sourire baveux des gens heureux qui ignorent les troubles du sommeil. Larry but son café, lut ses journaux, puis écouta le rapport d'Harvey distraitement. Il observait avec hargne, le visage reposé de son employé où le teint frais s'alliait à un regard vif, symbolisant la bonne santé d'un être détendu ; ce qui irrita fortement Larry dont l'esprit luttait pour faire surface et considérait cette vision comme une ultime provocation d'un destin acharné à sa perte !
Il interrompit le bavardage soûlant d'Harvey en indiquant qu'il souhaitait se reposer avant son premier rendez-vous, et qu'en outre, il était d'une humeur de chien, ce qui fit sursauter Harvey Dolley pour une raison connue de lui seul et dont le regard tourna à l'inquiétude.
    « Ben quoi, je ne vais pas vous mordre ! S'exclama Larry agacé, laissez moi à présent, j'ai bien le temps de me reposer avant de recevoir Madame Spot ! »
    Harvey obtempéra en haussant les épaules.
Madame Spot était une habituée du cabinet de Larry Goodman, dans la mesure où la vieille dame souffrait d'amnésie cyclique et que chaque crise la ra-menait chez le détective avec une constance horlogère. C’était une rente assurée pour Larry et un travail tranquille car Mme Spot avait une vie sans fantaisies, ponctuée de visites régulières et d'itinéraires précis. Cette fois, il s'agissait de retrouver son teckel égaré dans la « ville immense et hostile », comme disait la petite dame fripée.
Larry envoya Harvey sur les traces du chien, entre la boucherie Hammer and Sons et le square Egg, où son assistant avait toutes les chances de retrouver l'animal domestique de la brave dame ; ne se doutant pas un seul instant qu'il semait dans l'esprit de Dolley un douloureux doute quant à la signification des rêves. Mais c'était bien là le cadet des soucis de Goodman, dont la prochaine mission consistait à surveiller les agissements d'un livreur peu scrupuleux, en attendant son délicat rendez-vous de dix-huit heures avec Betty Span.
Betty Span n'avait pu se résoudre à sortir dans l'état physique et moral dans lequel elle se trouvait, l'un agissant à fortiori sur l'autre. Elle s'était donc fait porter pâle auprès de son employeur. Elle avait renoncé à l'emploi de crème ou de lotion pour réparer de la fatigue les inénarrables outrages, nous resterons donc cois.
La jolie jeune femme passa une exécrable journée. Elle nourrissait un sentiment de rancœur à l'endroit de Goodman qui n'avait pas résolu l'énigme de sa porte, ce qui avait eu pour effet d'augmenter son angoisse. Betty pestait à haute voix en serrant ses petits poings tout en déambulant dans la pièce.
« Quel crétin ce Goodman ... fier à bras ... tordu ! Il a peur, il a peur, oui çà c'est sûr ! »
La journée touchait à sa fin, les murs achevaient de jouer avec les rares rayons de soleil, parmi les gouttes. Bientôt les réverbères scintilleraient par flaques successives dans les rues de Biniou sur Orque.
Larry Goodman avait volontairement garé sa Buick au coin de la rue, loin du lieu de son rendez-vous, afin de se donner le temps de prendre une attitude détendue. En fait, il marchait en traînant les pieds (il avait chaussé des chaussures plus larges à cause de son cor) les deux poings crispés dans les poches et sa mine paraissait maussade, même s'il tentait d'ébaucher par instant, un sourire contraint. Betty l'attendait au bas de l'immeuble, une cigarette au bec, les traits tirés. Goodman s'en voulu de la trouver jolie et remballa vite fait cette extase subite.
« Bonsoir mademoiselle Span, on y va ? Dit-il, en désignant l'entrée.
- Bonsoir, répondit Betty, les nerfs à vif, puis elle suivit Goodman, qui déjà  gravissait les étages. »
Elle rejoignit Larry Goodman devant la porte de son appartement. Le détective avait perdu de sa superbe et semblait abasourdi. A la vue de Betty cependant, il sauva les apparences et demanda froidement les clefs. Betty lui tendit le trousseau en tremblant de peur et d'exaspération. Un trouble intense balayait les certitudes établies dans le cerveau de Larry. Une trouille irraisonnée l'avait saisi dès qu'il avait franchi le palier ; sa structure mentale, d'où le doute était proscrit et le paranormal exclu, ne parvenait pas à s'adapter à cette situation grotesque. Mais la peur s'immisce parfois sournoisement, à la manière du désir, dans les esprits les plus récalcitrants.
Le malheureux Goodman qui avait terrassé des parents infanticides, des enfants parricides, des violeurs impénitents, des assassins impotents, des tire-laines grossiers et des cambrioleurs étiques : voilà qu'une modeste porte de troisième ordre résistait à son entendement !
Larry restait pétrifié, les clefs à la main, tandis que Betty l'observait hagarde.
Leurs regards se rencontrèrent. Betty lut avec horreur, la peur dans les yeux de Larry, et Larry vit l'effroi dans ceux de Betty. Ce sentiment commun ne les rapprocha pas pour autant : la colère et l'orgueil se rencontrent rarement...
Goodman crut bon de feindre un malaise soudain afin de mettre un terme au supplice conjugué de la peur et de la honte. Il porta une main à son front, tituba exagérément, et gémit :
« Oh, mon Dieu, qu'est-ce qu’il m'arrive ?
- Vous réfléchissez trop ! Lança Betty, outrée.
- Non ... non ... pas bien dormi ... la tête me tourne ... faut que je boive un coup, répliqua mollement Larry en amorçant un mouvement de repli. Et moi, je reste en carafe ? S'exclama Betty en colère.
- Mais non ! Venez, il y a un bistrot que je connais… chez moi, il y a trop de désordre. Répondit Larry abattu. »
Le Bargain Bar, sordide à souhait, accueillit deux êtres accablés par le destin. A la vue du décor, la pauvre Betty se demanda si elle avait touché le fond ou si le pire était encore à venir. Quant à Larry, s'il se posait la même question, ce n'était pas pour les mêmes raisons. Il commanda deux Gins tonics au comptoir d'une voix blanche, au serveur noir qui chantonnait un gospel langoureux.
        Betty, tout en sirotant son verre, jetait un regard circulaire autant qu'effarouché sur la pièce. C'était le rendez-vous des déclassés, des sans grades, de ceux qui ont renoncé, ou ceux qui feignent encore d'y croire...   
Auprès de Betty, deux péripatéticiennes sur le retour évoquaient des souvenirs de jeunesse, en brassant l'air enfumé avec des gestes vulgaires. A une table du fond, un matelot pleurait en silence dans son verre, tout en fixant un vague point de ses yeux bleus délavés. Un gros bonhomme aviné, titubait entre les tables en vociférant des insanités et prenait au passage, des bourrades exaspérées ou des coups de pied. Dans un coin du bar, une grosse négresse se laissait peloter les seins par deux jeunots aux doigts osseux, tout en buvant une bière, d'un air détaché. Près de la porte, un VRP au chômage, étriqué dans son costume, la cravate triste, buvait son cinquième Whisky dans lequel se débattait une mouche, ainsi que son esprit. Un chien de race incertaine se promenait dans la salle d'un air rogue ; il était affligé de pelades avec des croûtes suspectes et son odeur était infecte.
Dégoûtée, Betty Span se retourna vers le comptoir afin d'y déposer son verre vide. Des chiures de mouches constellaient le zinc.
« Vraiment, ce n'est pas un endroit pour une jeune femme ! S'exclama-t-elle indignée.
- Ah bon ? Dit Goodman, un tantinet surpris, ne sachant trop que répondre. Pourtant, des femmes de tous âges étaient présentes dans le bar, sans afficher de gêne particulière ! Désolé, ajouta-t-il, j'ai mes habitudes ... la prochaine fois, je ferai attention.
- La prochaine fois, vous voulez rire je suppose ? S'emporta Betty, je ne vais pas faire la tournée des bars avec vous en attendant que ma porte veuille bien s'ouvrir ! Oh, et puis zut, j'en ai assez : dès demain, je fais appel à un exorciste ! Déclara-t-elle en partant d'un pas décidé. »
Larry Goodman s'étrangla en entendant ces propos et la pluie de postillons réveilla son voisin qui dormait sur le zinc « Tiens, il pleut ? » s'étonna-t-il avant de se rendormir du sommeil des poivrots. Larry régla les consommations, sortit en trombe et rattrapa Betty dans la rue.
« ...Ecoutez ... là, vraiment, je ne suis pas en forme... Demain, je vous promets que je vous l'ouvre votre porte... et gratuitement encore
- A quelle heure ? Répondit sèchement Betty, sans même le regarder.
- Euh... disons... en fin de matinée ... onze heure ?
- D'accord, mais c'est votre dernière chance ! Répliqua Betty Span en S'éloignant d'un pas nerveux. »

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