LA MORNIFLE
(Trélazé, Maine et Loire,1997)
« Tu veux une mornifle? »
Il va de soi qu’il vaut mieux ne pas répondre à ce genre d’invitation : je contemple les mains crispées de mon père assis en face de moi à la table et je m’interroge simultanément sur la nature d’une “mornifle”. J’ai déjà goûter aux charmes variés de son répertoire à claques: de la gifle isolée qui cingle comme un fouet, à la vigoureuse taloche qui s’écrase sur la joue, en passant par l’aller-retour sensé remettre les idées en place, sans oublier la calotte qui maltraite la nuque. Bref, je me demande si la mornifle mérite considération. Je regarde mon père dans les yeux avec une humilité feinte, le visage “crasse” où se dessine une vague excuse. Je retarde l’échéance : je cherche le point limite, celui du non-retour, le moment mornifle. C’est plus fort que moi, il serait si simple de quitter la pièce, d’aller dans ma chambre, de jouer ailleurs : trop simple précisément ! Non que j’aime particulièrement faire enrager mon père, mais c’est comme un jeu. Depuis une demi-heure, je m’emploie à me rendre insupportable. J’ai d’abord posé ma règle plate sur ma gomme en guise de tremplin et j’y ai fait rouler une bille, mais mon père m’a demandé logiquement de cesser, étant donné le bruit produit. Il faut dire que papa est plongé dans ses comptes: le pensum absolu, vu que les fins de mois sont difficiles. Ensuite, j’ai joué aux petites voitures, mais j’ai dû m’arrêter aussi parce que mes klaxons n’étaient pas non plus du goût de mon père. Alors j’ai repris la bille et j’ai commencé à tapoter doucement contre le bois de la table en variant les rythmes.
« Tu arrêtes ça tout de suite ! » M’a soufflé papa par dessus ses papiers avec un début de menace sous-jacent. Ça commençait à devenir intéressant... Pendant un long moment - pour moi en tout cas - je me suis imposé le calme le plus total ; puis lorgnant sur un plissement du front de mon père, symbole d’une réflexion intense, je me suis mis à frotter le pied de la table avec la semelle de ma chaussure. Le couinement singulier de ce va et vient ressemblait à la plainte d’un animal inconnu et mon esprit commençait à vagabonder à travers la savane quand le rugissement de mon père a tout remis en place :
- Nom de...t’as pas un peu fini ?
- Pardon papa, j’te jure, c’est pas exprès!
L’accent de sincérité et de soumission dans ma réplique a eu le don de m’étonner : quel comédien !
Si mon père soupçonnait la perversité de mon âme, ce n’est pas une mornifle, mais une raclée, une tannée, une torgnole, qui s’abattrait sur moi! Heureusement, mon jeu est bien caché, je n’en abuse pas, je ne l’utilise qu’à bon escient: sinon quel plaisir ? Le reste du temps, je suis un bon fils, serviable, bon élève, affectueux même ; je suis “le petit poulet” de maman, c’est dire ! Ma gueule d’ange où mes grands yeux bleus jouent les premiers rôles, sert bien mes desseins, y compris les plus noirs. Quand je souris, j’ai deux fossettes au bord des lèvres craquantes à souhait, bien utiles aussi. Il faut avoir des atouts dans n’importe quel jeu et singulièrement dans le mien : mon père charmant par ailleurs, possède une main plutôt leste. Dieu soit loué, je n’ai pas une tête à claques !
Après la chaussure contre le pied de la table, il a fallu jouer plus en finesse : la colère de papa n’étant plus très loin. La colère ne se dompte pas aisément, celle de papa, une fois lâchée : pas du tout. J’ai pris un livre dans la bibliothèque, meuble de bois sombre trônant derrière mon père, afin de mimer l’enfant sage. Dans un pot à crayons, j’ai subtilisé un stylo que j’ai posé ostensiblement sur les comptes de papa en déclarant, avant de retourner à ma place:
-Tiens papa, je l’ai trouvé par terre : il avait dû tomber !
- Mmmh?...merci...
Son regard m’a touché comme une récompense : est-ce du lard ? Du cochon ? Semblait-il dire. Je me suis assis en toute décontraction, mon livre à la main, la face nimbée d’hypocrisie sous le regard suspicieux de mon pater. Là, tranquille, savourant mon plaisir, j’ai tourné les pages sans vraiment lire, à la recherche d’un ou deux mots compliqués. Les ayant trouvés, j’ai attendu l’instant idéal, la qualité de silence indispensable pour abattre de nouvelles cartes.
- Papa, c’est quoi : “atrabilaire” ?
- Atrabilaire? Ça veut dire de mauvaise humeur.
- Ah bon ? Merci !
Je me suis replongé dans mon bouquin. Papa a râlé : en levant le nez pour me répondre, il avait perdu sa ligne de calcul !
J’ai attendu cinq minutes et j’ai remis ça :
- Excuse-moi encore, mais “scoumoune” ça veut dire quoi ?
- Malchance ! Écoute, ça suffit maintenant : tu prends un dictionnaire ou tu vas dans ta chambre !
- Je ne vois pas le rapport !
- Crois-moi : je ne vais pas te faire un dessin !
Silence lourd de menaces, faciès exaspéré : la limite était tangible, presque matérielle. Restait l’estocade finale qu’un rien provoquerait. J’ai quitté la pièce provisoirement, histoire de me faire oublier un bout de temps. Quand je suis revenu m’asseoir sans faire de bruit avec des manières exagérément apprêtées, mon père n’a pas levé la tête dans ma direction. Je me suis mis à souffler dans les pages du livre pour en tirer des sons et la fameuse menace de “mornifle” est arrivée aussitôt.
L’avertissement s’est transformé en ultimatum, la marge de manœuvre a fondu telle une peau de chagrin: je suis proche du point de rupture. Ça me démange : jusqu’où puis encore aller ?
« Au fond, tu vois : je me demande pourquoi tu te fatigues à faire des comptes, on tire quand même le diable par la queue ! »
Ce disant, je souris à mon père avec toute l’innocence dont je me sens capable. J’offre sûrement le minois charmant d’un gamin de dix ans, le regard bleu candide, les fossettes engageantes, la bouche ingénue. Cette vision toute intérieure me comble d’excitation en pensant à la rage qu’elle inspire à mon père qui vient d’encaisser ma remarque insolente.
Soudain ma tête est balancée sur la droite brutalement : j’ai atteint la limite fatidique. Si je n’ai pas vu la main partir, j’en ressens les effets indésirables : le feu dans la joue, l’œil gauche qui me lance, l’oreille qui bourdonne et l’esprit un peu chamboulé. Une mornifle ? Une baffe oui, et pas une deuxième main ! Papa commente l’exploit en décrétant que je ne l’ai pas volée.
Il ne croit pas si bien dire.
Il va de soi qu’il vaut mieux ne pas répondre à ce genre d’invitation : je contemple les mains crispées de mon père assis en face de moi à la table et je m’interroge simultanément sur la nature d’une “mornifle”. J’ai déjà goûter aux charmes variés de son répertoire à claques: de la gifle isolée qui cingle comme un fouet, à la vigoureuse taloche qui s’écrase sur la joue, en passant par l’aller-retour sensé remettre les idées en place, sans oublier la calotte qui maltraite la nuque. Bref, je me demande si la mornifle mérite considération. Je regarde mon père dans les yeux avec une humilité feinte, le visage “crasse” où se dessine une vague excuse. Je retarde l’échéance : je cherche le point limite, celui du non-retour, le moment mornifle. C’est plus fort que moi, il serait si simple de quitter la pièce, d’aller dans ma chambre, de jouer ailleurs : trop simple précisément ! Non que j’aime particulièrement faire enrager mon père, mais c’est comme un jeu. Depuis une demi-heure, je m’emploie à me rendre insupportable. J’ai d’abord posé ma règle plate sur ma gomme en guise de tremplin et j’y ai fait rouler une bille, mais mon père m’a demandé logiquement de cesser, étant donné le bruit produit. Il faut dire que papa est plongé dans ses comptes: le pensum absolu, vu que les fins de mois sont difficiles. Ensuite, j’ai joué aux petites voitures, mais j’ai dû m’arrêter aussi parce que mes klaxons n’étaient pas non plus du goût de mon père. Alors j’ai repris la bille et j’ai commencé à tapoter doucement contre le bois de la table en variant les rythmes.
« Tu arrêtes ça tout de suite ! » M’a soufflé papa par dessus ses papiers avec un début de menace sous-jacent. Ça commençait à devenir intéressant... Pendant un long moment - pour moi en tout cas - je me suis imposé le calme le plus total ; puis lorgnant sur un plissement du front de mon père, symbole d’une réflexion intense, je me suis mis à frotter le pied de la table avec la semelle de ma chaussure. Le couinement singulier de ce va et vient ressemblait à la plainte d’un animal inconnu et mon esprit commençait à vagabonder à travers la savane quand le rugissement de mon père a tout remis en place :
- Nom de...t’as pas un peu fini ?
- Pardon papa, j’te jure, c’est pas exprès!
L’accent de sincérité et de soumission dans ma réplique a eu le don de m’étonner : quel comédien !
Si mon père soupçonnait la perversité de mon âme, ce n’est pas une mornifle, mais une raclée, une tannée, une torgnole, qui s’abattrait sur moi! Heureusement, mon jeu est bien caché, je n’en abuse pas, je ne l’utilise qu’à bon escient: sinon quel plaisir ? Le reste du temps, je suis un bon fils, serviable, bon élève, affectueux même ; je suis “le petit poulet” de maman, c’est dire ! Ma gueule d’ange où mes grands yeux bleus jouent les premiers rôles, sert bien mes desseins, y compris les plus noirs. Quand je souris, j’ai deux fossettes au bord des lèvres craquantes à souhait, bien utiles aussi. Il faut avoir des atouts dans n’importe quel jeu et singulièrement dans le mien : mon père charmant par ailleurs, possède une main plutôt leste. Dieu soit loué, je n’ai pas une tête à claques !
Après la chaussure contre le pied de la table, il a fallu jouer plus en finesse : la colère de papa n’étant plus très loin. La colère ne se dompte pas aisément, celle de papa, une fois lâchée : pas du tout. J’ai pris un livre dans la bibliothèque, meuble de bois sombre trônant derrière mon père, afin de mimer l’enfant sage. Dans un pot à crayons, j’ai subtilisé un stylo que j’ai posé ostensiblement sur les comptes de papa en déclarant, avant de retourner à ma place:
-Tiens papa, je l’ai trouvé par terre : il avait dû tomber !
- Mmmh?...merci...
Son regard m’a touché comme une récompense : est-ce du lard ? Du cochon ? Semblait-il dire. Je me suis assis en toute décontraction, mon livre à la main, la face nimbée d’hypocrisie sous le regard suspicieux de mon pater. Là, tranquille, savourant mon plaisir, j’ai tourné les pages sans vraiment lire, à la recherche d’un ou deux mots compliqués. Les ayant trouvés, j’ai attendu l’instant idéal, la qualité de silence indispensable pour abattre de nouvelles cartes.
- Papa, c’est quoi : “atrabilaire” ?
- Atrabilaire? Ça veut dire de mauvaise humeur.
- Ah bon ? Merci !
Je me suis replongé dans mon bouquin. Papa a râlé : en levant le nez pour me répondre, il avait perdu sa ligne de calcul !
J’ai attendu cinq minutes et j’ai remis ça :
- Excuse-moi encore, mais “scoumoune” ça veut dire quoi ?
- Malchance ! Écoute, ça suffit maintenant : tu prends un dictionnaire ou tu vas dans ta chambre !
- Je ne vois pas le rapport !
- Crois-moi : je ne vais pas te faire un dessin !
Silence lourd de menaces, faciès exaspéré : la limite était tangible, presque matérielle. Restait l’estocade finale qu’un rien provoquerait. J’ai quitté la pièce provisoirement, histoire de me faire oublier un bout de temps. Quand je suis revenu m’asseoir sans faire de bruit avec des manières exagérément apprêtées, mon père n’a pas levé la tête dans ma direction. Je me suis mis à souffler dans les pages du livre pour en tirer des sons et la fameuse menace de “mornifle” est arrivée aussitôt.
L’avertissement s’est transformé en ultimatum, la marge de manœuvre a fondu telle une peau de chagrin: je suis proche du point de rupture. Ça me démange : jusqu’où puis encore aller ?
« Au fond, tu vois : je me demande pourquoi tu te fatigues à faire des comptes, on tire quand même le diable par la queue ! »
Ce disant, je souris à mon père avec toute l’innocence dont je me sens capable. J’offre sûrement le minois charmant d’un gamin de dix ans, le regard bleu candide, les fossettes engageantes, la bouche ingénue. Cette vision toute intérieure me comble d’excitation en pensant à la rage qu’elle inspire à mon père qui vient d’encaisser ma remarque insolente.
Soudain ma tête est balancée sur la droite brutalement : j’ai atteint la limite fatidique. Si je n’ai pas vu la main partir, j’en ressens les effets indésirables : le feu dans la joue, l’œil gauche qui me lance, l’oreille qui bourdonne et l’esprit un peu chamboulé. Une mornifle ? Une baffe oui, et pas une deuxième main ! Papa commente l’exploit en décrétant que je ne l’ai pas volée.
Il ne croit pas si bien dire.
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