mardi 23 février 2010

La lecture d’un texte singulièrement bien tourné, pour peu que le sujet résonne en moi, me plonge souvent dans un mélange d’exaltation, de désespoir et de tristesse.
Premièrement l’exaltation, car une idée exprimée avec clarté et dans le respect du style, me transporte facilement sur un petit nuage de félicité.
Deuxièmement le désespoir, parce que je déplore de ne pas avoir eu l’inspiration de cet auteur ou la fulgurance de son style ; et enfin, la tristesse de me découvrir envahi par des sentiments si peu nobles !..
Ainsi, ce texte formidable, découvert dans un numéro de la défunte revue « Illustration » :

Extrait de L’Illustration, 22 novembre 1913
COURRIER DE PARIS
LES PHRASES TOUTES FAITES

A peine rentrés, nous avons retrouvé nos chères petites phrases, «les phrases toutes faites». Quel bonheur ! Et aussi, quelle mélancolie !
Elles nous attendaient, fidèles, dans les milliers de bouches où elles avaient l’air d’avoir été enfermées et rangées avant les vacances, ainsi que les affaires d’hiver dans le poivre.
Certes, je ne prétends pas qu’il n’y ait qu’à Paris que soit répandu leur usage. La province a les siennes. Ce ne sont pas les mêmes. Mais cependant c’est surtout ici que nous les consommons en plus grand nombre et avec le plus d’entrain.
La phrase toute faite offre cette particularité qu’elle n’est jamais longue. Tout de suite à bout de souffle, Aussitôt partie la voilà rendue, Elle n’est capable que de laisser tomber quelques mots comme ces petites bouteilles vides d’où s’échappent trois gouttes restées au fond.
Ce qui distingue également la phrase toute faite, c’est qu’on ne sait jamais qui l’a faite. Fille naturelle du bon sens et de la banalité, ne portant le nom ni la marque de personne, elle affecte d’avoir une origine très ancienne, Elle se perpétue à travers les hommes qui ne paraissent pas se lasser de sa monotonie et de sa fadeur puisqu’ils l’entendent et la répètent à l’infini avec la même indifférence sereine. Elle se prononce dans la tranquillité absolue du corps, du visage, de la voix, du regard. Elle n’a pas d’accent, sauf en certains cas de tribunal et de prétoire. Elle s’interdit la véhémence. Elle est une habitude de l’esprit, une routine du langage, un poncif et un cliché de la conversation. Elle s’efforce enfin d’exprimer le moins de pensée possible. Et presque toujours elle y arrive.
Les phrases toutes faites constituent une espèce de bruit, grâce auquel on peut parler pendant des heures, sans rien dire. Elles ont dû être inventées et choisies afin d’exercer la langue et les lèvres en permettant à l’intelligence de prendre un repos qui n’est pas souvent gagné.
Il y a des phrases toutes faites pour tout ; pour tous les sentiments, toutes les actions bonnes ou mauvaises, toutes les circonstances, pour le crime et la charité, pour la douleur et la joie, pour l’amitié, pour l’amour. Chaque profession, chaque âge étale les siennes, L’homme et la femme ont les leurs, qu’ils se prêtent. Les plus grandes questions ne peuvent y échapper. Il faut toujours passer par elles pour aller n’importe où. Elles mènent au diable et à Rome.
Mais je crois que la politique est leur vrai terrain.
Après, les sujets qui en fournissent le plus coquet ensemble sont : la santé, le beau temps, la pluie et les domestiques.
La religion et la mort ont aussi leur petit lot qui n’est pas laid.
Combien il y en a ? ... Personne ne le sait. Je l’ai demandé à de grands avocats qui l’ignoraient. Il y en a - au moins - soixante-dix-sept fois sept mille, et pourtant une maîtresse de maison, même ordinaire devra les connaître toutes. Elles lui sont indispensables, autant qu’un député. Qui que vous soyez, d’ailleurs, si vous ne possédez pas un jeu abondant de phrases toutes faites, vous devez renoncer à la visite, au dîner en ville, et vous priver du commerce de vos semblables. Restez enfermé et isolé chez vous ou partez ce soir (non sans avoir pris prudemment un aller-retour) pour l’île déserte. Et là encore, quand, en face de vous, tout seul, vous vous adresserez la parole, il vous faudra des phrases toutes faites pour vous entretenir avec vous-même.


HENRI LAVEDAN

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