dimanche 13 septembre 2015

La censure...

Je retombe sur cette nouvelle qui devait prendre initialement place dans le recueil intitulé "La Bête à bon diable" et que j'ai à l'époque écartée. Comme je n'ai rien d'intéressant à raconter en ce moment, je vous donne cela en pâture chers lecteurs.


 LA RUE

          Dehors, enfin !
Sur le pas de la porte, j’observe la rue avec gourmandise et je trépigne intérieurement à la façon d’un écolier. Comment ne pas me réjouir après ces heures interminables passées à la maison ? J’adore la rue, mon univers, l’unique endroit où j’ai le sentiment d’exister ! Bien sûr, aujourd’hui les circonstances ne sont pas à mon avantage : la foule haineuse, les photographes affairés, la police rogue. Qu’importe : au-delà de ce remue-ménage, j’entends le gargouillis de l’eau qui charrie l’ordure dans le caniveau, je renifle l’air que brasse la circulation automobile dans un concert de vrombissements et de Klaxons, je devine l’herbe malingre qui s’évertue vaille que vaille dans une fissure du trottoir. Déjà mon esprit vagabonde. Je suis heureux.
         « Ce fumier nous nargue, il rigole !  S’indigne un gros type dans la foule. »
         Cela serait accorder une bien grande importance à la foule ! La foule n’est qu’un élément du décor, indispensable pour donner du relief à l'agitation de la rue, elle ne mérite pas plus d’attention. A moins de choisir au milieu un individu... Cet homme obèse par exemple. Son costume d’un beige douteux menace de craquer à chaque mouvement, tandis que sous les bras des ombres de transpiration font taches, sa chemise blanche porte le souvenir d’un repas sous la forme de chiures ocres et rouges tandis que les boutons du bas contiennent à peine la graisse qui semble sourdre de toutes parts. De temps à autres, un poing vengeur aux doigts boudinés s’élève de la masse graisseuse, pour mieux vilipender. L’homme éructe, vocifère, écume et sue : on dirait un amas de saindoux qui s’égosille. Il est venu grossir cette foule massée à ma porte afin de se donner un semblant d’existence, mais là encore il n’est rien, si ce n’est un élément de cette foule... Pauvre homme, moche et médiocre, il voudrait tellement se sentir meilleur en crachant sa haine à la face de l’assassin, lui qui reste dans le droit chemin uniquement par peur ! Quel affront pour lui, de voir le gibier de potence porter si beau et sourire sous les feux de l’actualité !
         Je n’ai jamais su jouer le jeu, je n’ai jamais été là où on m’attendait, sans doute est-ce là mon plus grand tort. Je ne cache pas mon visage, je ne crie pas mon innocence, je ne me repens même pas, pire : je souris. Le plus drôle dans tout ça, c’est que je suis innocent ! Mais à quoi bon le dire sur tous les tons ? Je l’ai dit une fois, en expliquant les raisons matérielles et morales qui m’empêchaient d’accomplir un tel geste. On ne m’a pas cru : tant pis, je le répète, je ne sais pas jouer le jeu !
         Les inspecteurs ont mené l’affaire rondement : plusieurs témoins m’ont vu sortir de la rue des Petits Pas, trop calmement, une serviette sous le bras. Il n’a pas été difficile de trouver un couteau chez moi, j’en fais la collection. Donc, je suis aux yeux du monde, un assassin ; ce d’autant plus certainement que je connaissais très bien la victime. Evidemment je ne nierai pas ma présence, ce matin-là, dans la rue des Petits Pas. J’avais une serviette sous le bras... qui contenait des nouvelles que je voulais soumettre à la critique d’un ami intraitable dans ses analyses, mais de si bon conseil. La ruelle était déserte à cette heure matinale. Les vieux immeubles blanchissaient à peine leurs façades usées aux rayons solaires, des traces sombres larmoyaient sous les fenêtres et la plupart des volets étaient encore fermés. Des pigeons baguenaudaient sans grâce sur l’asphalte aux reflets gris. Des poubelles allégées de leur charge attendaient dignement leurs maîtres. Quelques papiers ivres de liberté voletaient sans but apparent, au gré de la brise.
Un bon café fumant m’attendait là-haut chez Lantier ; sa bonne odeur m’accueillerait dès la porte franchie, en même temps que le sempiternel «salut vieille branche ! » de mon ami.
         Une bousculade et des cris me sautèrent au visage à l’entrée du porche, mais la cour était encore affreusement sombre et les ombres qui s’y battaient jouaient à colin-maillard avec moi.
         « Y’a quelqu’un ?  Me hasardais-je toutefois à crier en me dirigeant au bruit vers les belligérants. »
La chute d’un corps sur le sol, des pas qui s’enfuirent, un souffle qui passa près de moi, furent l’unique réponse. Une fois habitués à l’obscurité, mes yeux me révélèrent le corps d’un homme gisant au fond de la cour.
         « Mon Dieu ! Lantier, qu’est-il arrivé ?  Questionnai-je bêtement, alors qu’une fente béante ornait sa légion d’honneur. »
         Cette vision de mon unique ami allongé sans vie sur le pavé sale d’une cour d’immeuble où transpirait l’odeur rance du salpêtre et de l'ordure, me hantera à jamais. Mon pauvre ami qui ne rira plus, ne râlera plus, ne me réconfortera plus ! Désormais, je suis l’unique dépositaire de nos souvenirs, et ce bagage si léger devient un fardeau sur mon cœur. J’ai caressé la tête de Lantier - mort, lui le bon vivant - puis je me suis relevé ; comment exprimer le séisme dans mon crâne à cet instant ? Après, il y a eu le commissariat, ma déposition, ma garde à vue, mon retour chez moi, les témoignages navrants, la presse à sensation...

*****

         La police est revenue chez moi ce matin, et m’a abondamment questionné histoire de changer ! La perquisition n’a rien révélé... Seule la conviction profonde de ma culpabilité, étayée par de vagues présomptions, demeure dans l’esprit obtus des fonctionnaires.
         Ce n’est pas important.
         Laura m’a quitté il y a un mois à présent, maintenant Lantier est assassiné... Les êtres que j’aimais le plus au monde ne sont pas là pour me dire les mots que j’attends d’eux, alors à quoi bon ?
         L’essentiel pour l’instant, c’est que je sois rendu à la rue, même si les cracheurs de haine ont remplacé les cracheurs de feu, les mégères ordurières les vendeuses à la criée, les gamins vociférants les poulbots malicieux... Là-haut, un coin de ciel bleu rejoint deux toits, à la façon d’un linge étendu au soleil : peut-être qu’un peu de vent le ferait claquer ? A la fenêtre d’un grenier, des traces de doigt ont fait un curieux dessin sur une vitre mangée par la poussière : on dirait un loup qui sourit. De son balcon, un géranium malingre se penche, sans doute assoiffé, et semble me plaindre, le pétale triste...
         C’est incroyable comme tout à présent me laisse indifférent. Bientôt je me divertirai du gris des barreaux de fer, du froid des carrelages sans couleur, du va-et-vient des gardiens aux regards vides ; mais qu’importe ?
         Le néant même apporterait des lumières à mon cerveau avide de curiosités.

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