Je retombe sur cette nouvelle qui devait prendre initialement place dans le recueil intitulé "La Bête à bon diable" et que j'ai à l'époque écartée. Comme je n'ai rien d'intéressant à raconter en ce moment, je vous donne cela en pâture chers lecteurs.
LA RUE
Dehors, enfin !
Sur le pas de
la porte, j’observe la rue avec gourmandise et je trépigne intérieurement à la
façon d’un écolier. Comment ne pas me réjouir après ces heures interminables
passées à la maison ? J’adore la rue, mon univers, l’unique endroit où j’ai le
sentiment d’exister ! Bien sûr, aujourd’hui les circonstances ne sont pas à mon
avantage : la foule haineuse, les photographes affairés, la police rogue.
Qu’importe : au-delà de ce remue-ménage, j’entends le gargouillis de l’eau qui
charrie l’ordure dans le caniveau, je renifle l’air que brasse la circulation
automobile dans un concert de vrombissements et de Klaxons, je devine l’herbe
malingre qui s’évertue vaille que vaille dans une fissure du trottoir. Déjà mon
esprit vagabonde. Je suis heureux.
« Ce fumier nous nargue, il rigole ! S’indigne un gros type dans la foule. »
Cela serait accorder une bien grande importance à la foule !
La foule n’est qu’un élément du décor, indispensable pour donner du relief à
l'agitation de la rue, elle ne mérite pas plus d’attention. A moins de choisir
au milieu un individu... Cet homme obèse par exemple. Son costume d’un beige
douteux menace de craquer à chaque mouvement, tandis que sous les bras des
ombres de transpiration font taches, sa chemise blanche porte le souvenir d’un
repas sous la forme de chiures ocres et rouges tandis que les boutons du bas
contiennent à peine la graisse qui semble sourdre de toutes parts. De temps à
autres, un poing vengeur aux doigts boudinés s’élève de la masse graisseuse,
pour mieux vilipender. L’homme éructe, vocifère, écume et sue : on dirait un
amas de saindoux qui s’égosille. Il est venu grossir cette foule massée à ma
porte afin de se donner un semblant d’existence, mais là encore il n’est rien,
si ce n’est un élément de cette foule... Pauvre homme, moche et médiocre, il
voudrait tellement se sentir meilleur en crachant sa haine à la face de
l’assassin, lui qui reste dans le droit chemin uniquement par peur ! Quel
affront pour lui, de voir le gibier de potence porter si beau et sourire sous
les feux de l’actualité !
Je n’ai jamais su jouer le jeu, je n’ai jamais été là où on
m’attendait, sans doute est-ce là mon plus grand tort. Je ne cache pas mon
visage, je ne crie pas mon innocence, je ne me repens même pas, pire : je
souris. Le plus drôle dans tout ça, c’est que je suis innocent ! Mais à quoi
bon le dire sur tous les tons ? Je l’ai dit une fois, en expliquant les raisons
matérielles et morales qui m’empêchaient d’accomplir un tel geste. On ne m’a
pas cru : tant pis, je le répète, je ne sais pas jouer le jeu !
Les
inspecteurs ont mené l’affaire rondement : plusieurs témoins m’ont vu sortir de
la rue des Petits Pas, trop
calmement, une serviette sous le bras. Il n’a pas été difficile de trouver un
couteau chez moi, j’en fais la collection. Donc, je suis aux yeux du monde, un
assassin ; ce d’autant plus certainement que je connaissais très bien la
victime. Evidemment je ne nierai pas ma présence, ce matin-là, dans la rue des Petits Pas. J’avais une serviette
sous le bras... qui contenait des nouvelles que je voulais soumettre à la
critique d’un ami intraitable dans ses analyses, mais de si bon conseil. La
ruelle était déserte à cette heure matinale. Les vieux immeubles blanchissaient
à peine leurs façades usées aux rayons solaires, des traces sombres larmoyaient
sous les fenêtres et la plupart des volets étaient encore fermés. Des pigeons
baguenaudaient sans grâce sur l’asphalte aux reflets gris. Des poubelles
allégées de leur charge attendaient dignement leurs maîtres. Quelques papiers
ivres de liberté voletaient sans but apparent, au gré de la brise.
Un bon café
fumant m’attendait là-haut chez Lantier ; sa bonne odeur m’accueillerait dès la
porte franchie, en même temps que le sempiternel «salut vieille branche !
» de mon ami.
Une
bousculade et des cris me sautèrent au visage à l’entrée du porche, mais la
cour était encore affreusement sombre et les ombres qui s’y battaient jouaient
à colin-maillard avec moi.
« Y’a quelqu’un ? Me
hasardais-je toutefois à crier en me dirigeant au bruit vers les
belligérants. »
La chute d’un
corps sur le sol, des pas qui s’enfuirent, un souffle qui passa près de moi,
furent l’unique réponse. Une fois habitués à l’obscurité, mes yeux me
révélèrent le corps d’un homme gisant au fond de la cour.
« Mon Dieu ! Lantier, qu’est-il arrivé ? Questionnai-je bêtement, alors qu’une fente
béante ornait sa légion d’honneur. »
Cette vision de mon unique ami allongé sans vie sur le pavé
sale d’une cour d’immeuble où transpirait l’odeur rance du salpêtre et de
l'ordure, me hantera à jamais. Mon pauvre ami qui ne rira plus, ne râlera plus,
ne me réconfortera plus ! Désormais, je suis l’unique dépositaire de nos
souvenirs, et ce bagage si léger devient un fardeau sur mon cœur. J’ai caressé
la tête de Lantier - mort, lui le bon vivant - puis je me suis relevé ; comment
exprimer le séisme dans mon crâne à cet instant ? Après, il y a eu le
commissariat, ma déposition, ma garde à vue, mon retour chez moi, les
témoignages navrants, la presse à sensation...
*****
La police est revenue chez moi ce matin, et m’a abondamment
questionné histoire de changer ! La perquisition n’a rien révélé... Seule la
conviction profonde de ma culpabilité, étayée par de vagues présomptions,
demeure dans l’esprit obtus des fonctionnaires.
Ce n’est pas important.
Laura m’a quitté il y a un mois à présent, maintenant
Lantier est assassiné... Les êtres que j’aimais le plus au monde ne sont pas là
pour me dire les mots que j’attends d’eux, alors à quoi bon ?
L’essentiel pour l’instant, c’est que je sois rendu à la
rue, même si les cracheurs de haine ont remplacé les cracheurs de feu, les
mégères ordurières les vendeuses à la criée, les gamins vociférants les
poulbots malicieux... Là-haut, un coin de ciel bleu rejoint deux toits, à la
façon d’un linge étendu au soleil : peut-être
qu’un peu de vent le ferait claquer ? A la fenêtre d’un grenier, des
traces de doigt ont fait un curieux dessin sur une vitre mangée par la
poussière : on dirait un loup qui sourit. De son balcon, un géranium malingre
se penche, sans doute assoiffé, et semble me plaindre, le pétale triste...
C’est incroyable comme tout à présent me laisse indifférent.
Bientôt je me divertirai du gris des barreaux de fer, du froid des carrelages
sans couleur, du va-et-vient des gardiens
aux regards vides ; mais qu’importe ?
Le néant même apporterait des lumières à mon cerveau avide
de curiosités.
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