vendredi 18 février 2011

"OBJETS"

LA MORT DU RADIATEUR
(Cassagnes, Gard, 1992)

    Le vieux radiateur en fonte arrache de ses tripes d’humiliants borborygmes, l’aérophagie le gagne, un goût d’eau viciée lui remonte au goulot, il faudrait le purger, mais personne pour l’assister ! Déjà, il souffre d’hémiplégie, la chaleur n’irrigue plus qu’un de ses côtés, ses pieds sont glacés comme jamais, l’âge fait de ces ravages ! Sur son vieux corps tordu, la transpiration se condense en gouttelettes de peur, il n’est pas bien préparé à l’instant qu’il sent venir : qu’y a-t-il dans cet après, quand vous emporte le ferrailleur ? 
    Oh, il n’a pas grand chose à se reprocher le vénérable poussah de fonte, tout juste a-t-il succombé au péché de volupté quand l’eau chaude irriguait ses tubulures et le plongeait dans un rêve alangui. L’orgueil l’effleurait aussi quand pour se réchauffer, les mains humaines flattaient ses côtes, ou quand la vanne de bakélite tournait comme ivre, sous les doigts d’une jeune-fille. Oh, oui: plus chaud, plus chaud ! C’était jadis, pourtant c’était hier !
    La solitude glacée s’est emparée de la pièce où le silence s’imprègne des ultimes râles du radiateur à l’agonie. Le brave ne sent plus aucune ardeur l’habiter, pourtant il voudrait vivre! Mais le froid l’a rattrapé, une coulure vermeil à son flanc le condamne à jamais. 

LE MONUMENT AUX MORTS
 (Cassagnes, Gard, 1992)

    Au souvenir de l’immense cohorte des vaincus, le cénotaphe dans la brise de novembre exulte. En son cœur de pierre, aucun reste, pas d’os, ni de reliques ; mais gravés sur son front, les noms dorés d’une jeunesse éternelle in memoriam... 
    Les dépouilles dont on garde ici la trace, engraissent une terre étrangère ; un vieux champ d’honneur où de blonds épis ondoient sous le vent, comme une mèche jadis aimée. 
    Sous la pâle lumière d’automne, des éclats jaillissent du cortège humain. Ce sont les hochets fixés aux vieilles poitrines des revenants de sinistres combats. Le monument aime ces visites et ces ombres qui commémorent. D’année en année, les ancêtres éclaircissent leurs rangs. Bientôt, on aura oublié l’horreur et la bêtise. On repartira la fleur au fusil à Berlin ou ailleurs, avec un courage imbécile. Comme punition, la nation devra écrire des lignes sur la pierre et pour récompense les défunts pourront s’y lire en lettres d’or. Ainsi la grande stèle patriote ne perdra jamais son emploi, il y aura toujours le souvenir d’un frère ou d’un père qui dort sous les fleurs.
     Qu’importe, pour l’heure le drapeau chatouille l’air frais de ses trois couleurs, le maire s’anime à la lecture de son discours, la foule répond en silence d’une buée blanche. 
    Bientôt, tout le monde rentrera chez soi, dans la chaleur de ses foyers.
“Morts pour la France” restera seul, à l’écart des réjouissances, et le soir venant, le givre blanchira sa tête.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire